Les montagnes du Mercantour, dans l’arrière-pays niçois. Deux affluents du Var y prennent leur source, la Vésubie et la Tinée. Ce sont eux qui approvisionnent le littoral et la ville de Nice, 550 000 habitants en tout. En 2015, la métropole reprend en régie (1) le service public de l’eau (2), disant adieu à Veolia, son délégataire (3) depuis plus de cent cinquante ans. Tourner le dos aux opérateurs privés, ce n’est a priori pas ce qu’on attendrait du très droitier Christian Estrosi, président de la métropole Nice Côte d’Azur. Et pourtant… Au nom de la maîtrise du service, de la préservation de la ressource, et pour en garantir le meilleur prix, c’est le choix qui a été fait. Grenoble, Paris, Brest, Reims, Lons-le-Saunier, Besançon, Rennes… toutes ont opté pour une gestion publique. « Au début des années 2000, 28 % de la population française était desservie par un opérateur public, aujourd’hui, c’est 40 % », indique Régis Taisne, de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Cette gestion publique passe par une entité autonome financièrement, dotée de la personnalité morale. Ce sont des entreprises publiques dont les salariés, transférés depuis le délégataire, sont de droit privé. Service municipal de l’eau de Clermont-Ferrand. PHOTO : Richard Damoret
On parle de « remunicipalisation », même si ce retour à la régie a lieu à l’échelle des intercommunalités et que peuvent coexister plusieurs modes de gestion. La mixité peut être fonctionnelle : régie publique pour l’acheminement au robinet et délégation pour l’assainissement (4) ou sur des phases précises. Ou c’est une mixité géographique.
« Certes, dans un monde idéal, le mode de gestion importe peu du moment que la collectivité fixe le cap et définit la stratégie. La mise en musique, c’est de l’intendance. Mais en vrai, c’est plus compliqué », explique Régis Taisne. Historiquement, la délégation du service public de l’eau a pris la forme de l’affermage, un contrat dans lequel la collectivité reste propriétaire de toute l’infrastructure (captages, canalisations…), réalise les gros investissements et garde le contrôle du prix, le délégataire n’ayant à sa charge que les coûts d’exploitation (réparer les fuites, renouveler certains équipements). Sauf qu’en pratique, les autorités ont souvent perdu la maîtrise du service : elles ne contrôlaient plus leur délégataire, voire s’arrangeaient avec lui sur le dos des usagers. Augmentation des tarifs, droits d’entrée et corruption ont émaillé les années 1990. « L’enjeu, aujourd’hui, c’est de retrouver cette maîtrise », poursuit l’ingénieur de la FNCCR. Cela, en plein dérèglement climatique et alors que les réseaux vieillissent.
Le prix de l’eau, un mauvais indicateur
Sans compter qu’il faut prendre en compte le prix de l’eau. Le sujet est sensible pour les élus, comme l’illustre le choix de Toulouse de signer de nouveau pour une délégation, après que Veolia a revu son prix à la baisse de 25 %. Sauf que, seul, le prix de l’eau ne dit pas grand-chose : il est facile de proposer un prix bas si l’on ne provisionne pas les montants nécessaires au renouvellement des canalisations, par exemple.
Le prix dépend aussi d’autres facteurs. La densité du réseau : c’est moins cher d’amener de l’eau en ville qu’à la campagne. Et la qualité de l’eau brute : plus il y a de polluants, et donc de traitements, plus le prix augmente. 4,60 euros le m3 dans le Nord-Pas-de-Calais en 2015, contre 3,52 euros en Paca. En résumé, l’eau est plus chère sur un large arc Nord-Ouest. On compte en moyenne une consommation de 120 m3 par an pour quatre personnes, soit un prix annuel oscillant entre 300 euros et 600 euros. Ce prix ne comprend que pour un tiers l’eau potable. Les deux tiers restants financent l’assainissement et la protection des ressources. « Cette moyenne de 120 m3 est imprécise. Mieux vaut s’intéresser à la structuration du tarif, notamment au prix de l’abonnement, qui ne dépend pas de la quantité consommée » , met en garde Jean-Claude Oliva, de la Coordination eau Ile-de-France. Autre difficulté : dans un immeuble, l’eau est comprise dans les charges. A moins donc d’être propriétaire et en habitat individuel, difficile de savoir combien ça coûte vraiment.
Bref, l’argument du prix vaut surtout au sens plus général où, dans une gestion publique, on n’a pas besoin de dégager des marges pour rémunérer les actionnaires. La menace du retour en régie a aussi eu pour effet d’inciter les délégataires à revoir leurs prix à la baisse, montrant qu’ils avaient des marges de manœuvre.
Un autre argument doit être pris en compte : l’accès à l’eau des usagers les plus pauvres. « Le temps des coupures d’eau pour impayé est révolu » , explique Emmanuel Poilane, de l’association France libertés. Celle-ci s’est battue pour faire respecter la loi Brottes qui les interdit depuis 2013, au nom d’un droit à l’eau reconnu par le Conseil constitutionnel. « Les régies publiques ont pu pratiquer les coupures d’eau, comme Noréade, dans le Nord. Mais à la différence des multinationales qui sont allées jusqu’en Cassation, elles se sont tout de suite arrêtées. Même si ce n’est pas automatique, c’est plus facile d’avoir une porte d’entrée sociale avec une régie » , conclut Emmanuel Poilane.
Des réseaux qui vieillissent
Derrière les pétitions de principe, les élus ne sont pas toujours aussi enthousiastes pour une gestion publique qu’ils le prétendent. « Ce n’est pas facile d’avoir un budget équilibré, car les consommations baissent, les normes sont de plus en plus contraignantes et la qualité de l’eau se dégrade » , résume Emmanuel Poilane. Or, le service public de l’eau doit trouver son équilibre économique, car il est organisé selon le principe de « l’eau paie l’eau ».
Deux difficultés techniques se dressent aujourd’ hui : la mauvaise interconnexion des réseaux en ville, qui menace la sécurité des approvisionnements, et le vieillissement des canalisations à la campagne. La loi NOTRe de 2015 prétend y répondre par un changement d’échelle – consistant en une gestion de l’eau uniquement par des intercommunalités et non plus par des communes, et notamment les plus petites d’entre elles – qui n’est pas sans incidence sur le mode de gestion. C’est une occasion qui peut favoriser les multinationales de l’eau, habituées à la gestion à grande échelle.
La chercheuse Christelle Pezon, elle, voit plus loin. « A la campagne, on peut envisager des solutions locales, comme pour l’éolien ou le solaire citoyens. Passer de l’énergie carbonée ou nucléaire, utilisée pour le pompage de l’eau, à l’énergie verte permettrait de diminuer les coûts d’exploitation une fois réalisé l’investissement de départ. L’autre piste consiste à diminuer la demande de pointe grâce à des appareils intelligents. Actuellement, les infrastructures sont dimensionnées pour répondre à la demande maximale à un moment donné : fournir de l’eau à la mi-temps d’un match de foot lorsque tout le monde tire la chasse ! Cela génère un surcoût. L’avenir réside dans une tarification qui ne repose plus sur le volume d’eau consommé mais sur les programmes utilisés. »
Préserver l’eau pour l’avenir
L’avenir, c’est aussi préserver la qualité de l’eau, d’autant que c’est une compétence que vont récupérer les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre (1). « La logique d’une entreprise privée, c’est de proposer des traitements de plus en plus sophistiqués. Dans la gestion publique, on a au contraire intérêt à préserver la ressource le plus en amont possible » , indique Jean-Claude Oliva. A Lons-le-Saunier ou Rennes, les régies travaillent avec les agriculteurs en leur proposant des débouchés (cantines scolaires, marchés…). Dans la capitale, « Eau de Paris achète des terres agricoles dans les zones d’infiltration prioritaire, là où l’eau de pluie ruisselle rapidement avec le risque de drainer des polluants. On aide ensuite à la transition vers des modes de production raisonnés, pour diminuer les pesticides » , explique Benjamin Gestin, directeur de la régie. Petit à petit, 10 000 hectares ont été rachetés sur les 240 000 identifiés. Tout n’est pas pour autant fait en interne. La régie recourt toujours à l’expertise du privé. « Nous avions besoin d’une nouvelle solution pour une phase de traitement de l’eau, illustre Benjamin Gestin. Le groupe Saur a proposé un système de charbon actif à micro grains en renouvellement continu et a remporté ce marché public. »
« Aujourd’hui, nous avons besoin d’élus engagés sur l’eau, pour des raisons sociales et environnementales, souligne Emmanuel Poilane. Globalement, avec une régie, les élus sont plus engagés. Mais cela ne veut pas dire que c’est toujours le cas, ni que la délégation est toujours une mauvaise chose. En Vendée par exemple, le syndicat départemental Vendée Eau, qui couvre la quasi-totalité du département, délègue une bonne partie des missions, avec des élus impliqués. Ça marche bien, il y a une solidarité entre territoires qui permet un bon entretien. »
Et les usagers dans tout ça ?
Paradoxalement, l’eau, considérée comme un bien commun parce qu’elle est indispensable à la vie, a une dimension presque abstraite : on ne sait pas ce qu’on consomme, combien ça coûte, ni d’où elle vient. « Les usagers n’ont pas de poids dans le service public de l’eau » , résume Christelle Pezon. Les régies nouvelle mouture font souvent un effort sur la transparence. Observatoire de l’eau, représentants d’associations d’usagers au conseil d’administration… « Il y a une grande diversité de formules, d’autant que c’est un des arguments des promoteurs de la gestion publique. Mais on cherche encore comment faire. Ce serait pourtant précieux d’avoir une expertise citoyenne, distincte de celle des techniciens et des élus » , conclut Régis Taisne.
Régie publique Le mode de gestion publique par excellence. La plupart des régies ont une personnalité morale et une autonomie financière par rapport à la collectivité organisatrice. (1) EPCI à fiscalité propre L’intercommunalité (établissement public de coopération intercommunale) peut être plus ou moins intégrée. Plus intégrée, elle est à fiscalité propre et dotée d’instances dirigeantes dédiées. Dans sa forme la plus souple, les syndicats intercommunaux, il n’y a pas de fiscalité propre, ni de portage politique dédié. (2) Service de l’eau On distingue trois phases : la production (pompage, filtrage, traitement), le transport et la distribution. (3) Délégation de service public (DSP) La puissance publique délègue à un opérateur privé la gestion d’un service public. Soit sous la forme de l’affermage, en gardant un plus grand contrôle, soit sous la forme de la concession. (4) Assainissement collectif Les trois phases sont la collecte, le transport et la dépollution. Cela constitue le « petit cycle » de l’eau. Le « grand cycle » de l’eau désigne la gestion des bassins d’eau.